Dans un Gabon en quête de renouveau, où le président de la Transition, le général Brice Clotaire Oligui Nguema, s’est engagé à restaurer des institutions gangrenées par des décennies de pratiques douteuses, un constat inquiétant s’impose : les vieilles habitudes ont la peau dure. La récente polémique autour de la subvention à la presse privée soulevée par Guy Pierre Biteghe, directeur de publication du journal Le Mbandja, lors d’un point presse accordé à ses confrères ce mercredi 19 février 2025, révèle un système de rétrocommissions déguisées, où ceux qui sont censés aider imposent leur propre prix. Et pour cause, comment justifier qu’une aide d’à peine 500 millions de fcfa accordée par le chef de l’État soit amputée de 25% avant même d’être distribuée ? Pourquoi la presse, ce “quatrième pouvoir” essentiel à toute démocratie, est-elle condamnée à reverser une part de son dû pour espérer survivre ?
« Un détournement institutionnel »
Il semble en effet, que l’on assiste ici à un véritable « détournement institutionnel », maquillé sous des termes administratifs comme “frais de gestion” ou “réserve obligatoire”, précise Guy Pierre Biteghe dans son allocution adressée à ses confrères. Pour lui, le schéma est clair : l’État alloue des fonds à la presse, puis certains ministères et hauts fonctionnaires prélèvent leur part avant que le moindre centime n’atteigne les bénéficiaires légitimes. Ce n’est pas seulement un scandale, c’est une trahison des engagements pris par la transition et notamment son président. Le directeur de publication du journal Le Mbandja s‘interroge : le gouvernement qui prône le changement en profondeur peut-il tolérer que ses propres membres instaurent un système où la presse doit payer pour recevoir ce qui lui revient de droit ?
La presse : quatrième pouvoir ou quatrième roue du carrosse ?
Dans une démocratie, la presse est censée jouer un rôle de contre-pouvoir. Les subventions et soutiens à la presse dans les pays démocratiques et développés ont plusieurs objectifs clés. D’abord, ils permettent d’assurer la pluralité des médias. En effet, ils visent à garantir une diversité de points de vue et d’opinions en soutenant divers types de médias, y compris ceux qui pourraient avoir des difficultés financières. Ensuite, ils servent à promouvoir le journalisme de qualité. Ces soutiens permettent aux médias de produire un contenu de haute qualité sans être trop dépendants de la publicité, ce qui peut influencer leur indépendance rédactionnelle. Un média qui reçoit trop de publicité perd son objectivité et devient une caisse de résonance des annonceurs.
Les subventions et soutiens à la presse permettent également de renforcer la démocratie. En fait, une presse libre et indépendante joue un rôle crucial dans les sociétés démocratiques en informant le public, en surveillant les pouvoirs, et en favorisant un débat public éclairé. Ils ont donc pour rôle de soutenir les médias locaux et régionaux, en les aidant à maintenir une presse locale dynamique, qui est essentielle pour couvrir les nouvelles et les événements spécifiques à une région qui pourraient ne pas être abordés par les médias nationaux. Last but not least, ils aident à faciliter la transition numérique. Dans le contexte actuel de transformation numérique, ces subventions peuvent aider les médias traditionnels à s’adapter aux nouvelles technologies et à développer de nouveaux modèles économiques viables.
Une aide à la presse de 4 milliards de fcfa au Sénégal
Au Sénégal, par exemple, le Fonds d’aide à la presse privée a doublé, en passant de 1,9 milliard fcfa (3,04 millions USD) à 4 milliards fcfa (environ 6,4 millions USD). Le Gabon n’est donc pas une exception qui ferait un cadeau aux médias de la presse privée. Le Gabon n’à pas inventé la subvention à la presse privée.
Mais dans ce schéma gabonais, la presse est reléguée au rang de simple exécutante, contrainte de composer avec des pratiques qui la musèlent de fait et conduit à l’autocensure de nombreux médias qui se contentent désormais de relayer les communiqués de presse . Comment espérer une presse indépendante lorsque ses financements sont soumis au bon vouloir de ceux qu’elle est censée surveiller ? Plus inquiétant encore : si un secteur aussi symbolique que la presse est soumis à ces rétrocommissions institutionnalisées, qu’en est-il des autres domaines ? Combien d’entrepreneurs, d’associations ou d’administrations doivent payer leur “droit de passage” avant d’obtenir des fonds qui leur sont pourtant destinés ?
Des pratiques de l’ère Ali Bongo
Pour Guy Pierre Biteghe, il y a un autre élément troublant dans cette situation de distribution de la subvention à la presse privée gabonaise : l’implication des agents de l’organisation internationale de la francophonie et de l’Unesco. « La question que je me pose est celle de savoir pourquoi impliquer les fonctionnaires de l’Unesco et l’OIF dans cette forfaiture, alors que le ministre Blaise Louembe Kouya avait à son époque, mis en place une base de travail imparable qui consistait à procéder à la répartition de cette subvention devant tous les éditeurs sur la base des critères de sélections rationnels et impartiales. Cela avait le mérite d’éviter des frustrations et des incompréhensions, car chacun savait pourquoi on lui aura refusé la subvention ou pourquoi il aura eu le montant qui lui a été affecté publiquement« , a-t-il demandé.

Ce cas précis de la presse, illustre un problème plus large : le Gabon ne pourra pas, de si tôt, amorcer de véritable transformation tant que ces pratiques continueront d’empoisonner l’appareil d’État. Réformer les institutions ne se limite pas à changer des visages ou à publier de nouveaux textes de loi. Il s’agit de mettre un terme aux mécanismes de prédation qui freinent le développement du pays. Un gouvernement de transition a-t-il vocation à reproduire les erreurs du passé ? Certainement pas. Mais à voir comment fonctionne cette répartition de subvention, le doute est permis. “Je réponds que j’ai décidé d’animer cette conférence de presse ce matin, parce que les associations dont nous sommes membres, sont allées ventre à terre conclure un humiliant accord avec la tutelle en lui cadeautant de la bagatelle de 10% du montant de la subvention, soit la bagatelle de 42 millions pour semble-t-il, financer les travaux de la Commission de répartition de cette manne. C’était au cours d’une réunion au ministère de la Communication tenue le 27 janvier 2025. De son côté, le Ministère du Budget s’octroyait à la source, la bagatelle de 15% du montant. En français facile, cela veut dire que le Gouvernement via les ministères du Budget et de la Communication retire du montant initial de 500 millions fixé par le chef de l’Etat, 25%. Si ce n’est pas du détournement, ça y ressemble”, a déclaré Guy Pierre Biteghe lors de son point de presse.
Jusqu’où ira la complaisance ?
Aujourd’hui, ce n’est pas seulement la presse qui est concernée, mais toute la société. Accepter cette situation, c’est envoyer un signal clair : le changement promis n’aura pas lieu. Ceux qui profitent de ces pratiques comptent sur le silence des médias, la lassitude des citoyens et l’acceptation forcée des bénéficiaires pour perpétuer ce système. Mais le Gabon d’aujourd’hui peut-il encore se permettre cette complaisance ? La question est posée.