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Le Romantisme de la Ntcham : exposé d’une nouveauté créative conflictuelle

le coup de coeur

Jilkrist Mombo
Jilkrist Mombo
De son vrai nom Jilkrist BINGANA MOMBO, Krist est un critique d'art de 25 ans. En Master recherche de Lettres Modernes, il est également un artiste auteur compositeur. C'est à la croisée de la littérature et de la musique que Krist nous propose des lectures interprétatives des textes de chansons. Depuis février 2022, il est contributeur à Inside News241.

L’actualité rapologique gabonaise est très riche ces derniers jours. Un débat entre les puristes et les pro-Ntcham défraie la chronique sur les réseaux sociaux. Notre critique littéraire Krist, nous invite à nous y intéresser grâce à une analyse pertinente du conflit suscité par ce nouveau genre musical dans l’univers rapologique gabonais. Lecture.

Le dictionnaire définit le conflit comme une violente opposition de sentiments, d’opinions, d’intérêts ou la lutte armée entre deux ou plusieurs puissances qui se disputent un droit. Faire l’exposé d’une nouveauté créative conflictuelle c’est donc mettre en évidence les mécanismes d’opposition et de lutte dans les formes embryonnaires d’un mouvement créatif. 

Nous voyons dans le XIXème siècle littéraire, à travers le romantisme naissant, un parangon de ce rapport belliqueux entre les formes classiques du goût et l’innovation artistique profane. Le romantisme est en effet un mouvement qui puise son énergie dans le conflit : une farouche opposition est à l’origine même du mouvement. Née selon Paul Aron et Denis Saint-Jacques « en réaction contre l’hégémonie culturelle française des Lumières », la littérature romantique est une confrontation cruelle, comme l’écrit Théophile Gautier dans Inès de la Sierras : « La cicatrice qu’elle porte,/C’est le coup de grâce donné/A la génération morte/Par chaque siècle nouveau-né».

La Ntcham est le nom donné au nouveau style de musique urbaine gabonaise et signifie “bagarre” en langage argotique gabonais. Ce nom et les polémiques qui accompagnent sa naissance et son expansion actuelle justifient à bien des égards le curieux rapprochement que nous lui prêtons avec le Romantisme. La vision transversale que nous adoptons ne représente certes pas un argumentaire de validation mais peut constituer des pistes de compréhension de certains problèmes y relatifs.

Eugène Delacroix “ La liberté guidant le peuple” : Symbole de la Révolution et de l’éclat de la violence Romantique.

La révolution du goût 

Consciente du lien essentiel entre les arts et leurs époques, Madame de Staël – figure emblématique de la naissance du Romantisme, pense : « à chaque société correspond une littérature ». Les artistes sont ainsi toujours engagés dans la contemporanéité. Ce qui fait dire à Stendhal que le Romantisme est « l’art de présenter au peuple les œuvres qui dans l’état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible ».  La Ntcham est elle aussi tournée vers son époque. Apparue d’abord comme une danse, elle s’inscrit dans le sillage de la richesse créative des danses populaires gabonaises : Bôlô, Djazzé, Ndem et autres. Dansée sur des musiques Afrobeat ghanéennes et nigérianes avec lesquelles elle restera fortement liée, la Ntcham connaîtra ces premières heures en tant que musique locale avec le succès de J-Rio dont les paroles ne feront pas oublier son intention première : « je veux djouzzer la ntcham », chante-t-il.

« Sors ça », un hit du rappeur J-Rio.

Les premières constructions thématiques du mouvement Ntcham apparaissent avec le titre Goudronnier, véritable game-changer de la vision que va prendre cette expression artistique. Dans le texte s’affirme une véritable conscience contemporaine : l’artiste exprime les conditions du goudron (la rue) et la violence y relative. Le vocabulaire choque l’auditeur gabonais tout comme le lecteur français voit la génération d’Hugo mettre « un bonnet rouge sur le vieux dictionnaire ». L’esthétique sanglante des deux mouvements artistiques puise son origine dans l’histoire immédiate des populations. La violence de la révolution et des scènes de guillotine comme l’insécurité ambiante des quartiers Librevillois nourrit l’imaginaire des artistes et traverse le temps. Partant de Donzer qui écrit « le tolard qui perd, il est poignardé» au Niangboy qui chante « ils viennent c’est pour nonga (poignarder) Pétarus », la violence est intrinsèque à la musique dite Ntcham tant pour son lexique que pour son acuité à commettre un crime de lèse-majesté sur la langue et la syntaxe française. 

« Goudronnier », le hit qui fit connaître Don’zer.

De même, l’ambition et la lutte des classes inscrites dans les textes majeurs du romantisme tel que Le Rouge et le noir de Stendhal, trouvent leur pendant ntcham-esque dans la figure de L’Oiseau Rare – devenu le symbole d’une génération napoléonienne qui construit sa gloire dans le falla  (la débrouille, l’acharnement au travail) : “La Ntcham domine le monde”.

JRIO, le pionnier de la Ntcham.
Don’zer, « Le père de la chose ».

Les conflits de réception 

« Faut-il croire que tous les gens qui dévorent ces chansons qu’on porte aux millions de vues vivent, dans leur intérieur, comme les personnages dont on leur raconte les aventures ? Ce sont très souvent de bons bourgeois, débauchés seulement d’imagination, coupables surtout de curiosités malsaines, et qui sont bien aises qu’on leur fasse un moment entrevoir ce qu’ils ne voudraient pas imiter. Quant aux auteurs, ils sont peut-être moins vicieux de nature que pressés d’attirer sur eux l’attention publique et convaincus qu’on y arrive plus vite en faisant un peu de scandale ».

Ce texte que nous tirons d’une revue scientifique sur la littérature du XIXème siècle n’a besoin d’être travesti que de ces huits mots mis en italique pour rendre compte d’une réalité contemporaine : tout comme le romantisme naissant la ntcham a un goût prononcé pour le scandale. Le problème de la Ntcham n’est pas celui du rythme puisque le Gabon a une grande histoire de la danse et de la fête à laquelle cette musique participe grandement : les artistes eux même sont conscients de « faire les sons des bars », dit l’Oiseau rare. Ce qui heurte le public vient plus d’une tradition normative de la parole inscrite en Afrique dans le tabou :  on n’a pas le droit de parler de tout en tout lieu. 

Le public s’insurge contre les mots, ceux-ci sont prolifiques d’images qui participent à une lente érosion de l’interdit. La vulgarisation correspond à une “ banalisation par la récurrence ” d’une musique qui fait l’apologie de la débauche et du crime sans avoir même à le dire explicitement  : Ter-Car chante au sujet de « là bas [où] ça fait fioko fioko » et d’autres « se pinguili tchouk tchouk comme Fetty »

Il faut dire que l’interdit représente un élément centrale de l’éducation dans la culture des hommes : les dix commandements, l’Art poétique de Boileau ou les interdits initiatiques bantous en sont des déclinaisons riches de sens auquelles le Romantisme et la Ntcham font entrave en démystifiant les mots.

Ce n’est pas un hasard qu’apparraissent alors une version édulcorée de la musique Ntcham. Des artistes comme Panawara Boy auront bâti la fulgurance de leur succès sur des thématiques engagées pour l’épuration du langage violent dans la musique Ntcham. C’est un succès de réception avant d’être du génie créatif, ils font un même art en offrant un point de vue réclamé par le public : la réinsertion par la musique. Il ne s’agit pas que de réinsertion sociale comme pour Daril le californien qui affirme  « [avoir] change » mais aussi de réapropriation culturelle : Donzer par exemple a fait ce pari d’Ubiquité entre son identité urbaine et la richesse folklorique du Gabon. Même un sample de Yuda par Fetty Ndoss aura provoqué l’émulation positive d’un public qui semble autant attiré par la nouveauté que par le souvenir d’un monde passé. 

PanawaraBoy, artiste Ntcham de Port-Gentil.

Controverse autour de la notion d’art 

La responsabilité de l’artiste dans la satisfaction du public est très souvent mise en débat. Le goût est en tout temps sélectif. Critiquer, dérivé du verbe krinein (« séparer », « choisir », « décider », « passer au tamis »), revient en ce sens à distinguer le bon de l’ivraie. Mais la conception du bon ou du beau est une réalité contingente. Le siècle romantique par exemple inaugure une esthétique moderne qui se fascine pour l’intempérence et la transgression quand la tradition du siècle classique et des lumières prônait un art de raison morale et réligieuse.

Il faut noter que la réalité – matérielle (les objets perceptibles par les sens) et virtuelle (les idéologies) – conditionne la création artistique tout comme sa réception. L’artiste assimile les éléments du réel au moyen de l’intelligence et les transforme par l’imagination. L’oeuvre produite provoque l’attraction ou le rejet du public selon qu’il y reconnaît le réel ou qu’il en est dérouté par les fantaisies créatives de l’imagination. D’ailleurs un schéma cyclique hante la production artistique : nous savons que la société influence la création artistique, mais les œuvres d’art elles même lui servent ultérieurement de modèle à leur tour – puisque devenues éléments du réel. 

En conclusion, la Ntcham est une singularité de la production artistique gabonaise qui entretient un rapport particulier avec sa société de consommation. Source de polémiques, elle soulève une discussion énergique et passionnée de la vision de l’art dans le champ national. Représentation musicale d’une société qui lui donne son modèle, la ntcham peut être  rapprochée du Romantisme pour y déceler les luttes  inhérentes à la réception des formes embryonnaires de quelques mouvements créatifs ayant la fantaisie de l’innovation et du scandale. 

ACTUALITÉ :  L’Oiseau rare à sorti son quatrième album studio intitulé AfroNtcham1. Axé sur la revendication de l’autonomie de la musique dite Afro-Ntcham et son internationnalisation, l’album ouvre un pont entre la jeunesse gabonaise et le monde, notamment avec le featuring avec la superstar Shatta Wale.
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