Pendant plus de soixante ans, le Gabon a été façonné par un système politique et social, dirigé par le Parti démocratique gabonais (PDG) des Bongo et leurs alliés. Un système qui a fini par normaliser des pratiques telles que le patrimonialisme, le clientélisme, le népotisme, les détournements, l’inertie administrative, le trafic d’influence, les conflits d’intérêts, la mal-gouvernance… au point que nombre de concitoyens les vivent comme une fatalité. « On va encore faire comment ? », se plaisent-ils à répéter.
Mais la fatalité n’est pas une loi de la nature : c’est une habitude politique et culturelle que l’on peut déconstruire. L’éditorial qui suit ne se contente pas de dénoncer les travers imposés par des bourreaux encore aux affaires aujourd’hui. Il pose la question centrale depuis l’avènement du 30 août 2023 : comment impulser le changement de mentalité indispensable pour construire un Gabon digne d’envie ? Pour cela, cet éditorial propose des pistes concrètes, fondées sur des exemples chiffrés et des leçons tirées d’ailleurs en Afrique et au-delà.
Changer la conscience pour transformer la société
« Aucun problème ne peut être résolu sans changer le niveau de conscience de celui qui l’a généré », disait Albert Einstein. Ces mots d’Einstein sont un rappel brutal : la réponse aux maux du Gabon ne peut être uniquement technique (changement des lois, des institutions, des dirigeants…) si l’esprit collectif reste captif de réflexes clientélistes et d’une culture de la dépendance. L’école, les médias, les espaces civiques et la société civile sont les leviers nécessaires pour élever le niveau de conscience. Comme le disait Frantz Fanon, dont la pensée reste pertinente en Afrique post-coloniale : « Décoloniser, c’est d’abord se décoloniser soi-même. » Changer d’abord les représentations mentales, les croyances sur ce qui est possible, légitime et digne.
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Nous ne pouvons réclamer le changement et accepter de voter un candidat à une élection moyennant une rémunération. Nous ne pouvons réclamer le changement et continuer d’embaucher des parents ou amis lorsque nous sommes aux ressources humaines ou dans une position de décideur dans une administration publique. Nous ne pouvons pas espérer le changement et détourner des fonds publics pour des intérêts personnels ou particuliers. Nous ne pouvons réclamer le changement et attribuer les marchés publics aux copains et coquins. Ailleurs, ce changement de mentalité a dû s’imposer pour faire avancer les pays concernés. Cela, à travers le pouvoir de l’éducation civique et économique.
Éducation et alphabétisation financière
Au Rwanda, des programmes d’éducation civique et de formation professionnelle après le génocide de 1994 ont contribué, sur deux décennies, à réduire la corruption perçue et à accroître la participation citoyenne. D’ailleurs, Transparency International rapporte que la perception de la corruption y a baissé sensiblement entre 2004 et 2020, tandis que la croissance économique moyenne a frôlé 7% par an sur certaines périodes.

En revanche, au Gabon, le taux d’alphabétisation des adultes (selon l’UNESCO) a pourtant franchi la barre des 80% ces dernières années, mais l’absence d’une éducation civique systémique prive des générations d’une conscience critique. Investir 1% supplémentaire du PIB dans des programmes d’éducation civique et de formation professionnelle, ciblant les jeunes et les administrations locales, peut produire des effets multiplicateurs sur la gouvernance et l’emploi.
Transparence et information
Au Ghana, l’implémentation de portails publics de dépenses et de contrats a rendu visibles des flux jusque-là opaques. La disponibilité d’informations a permis à la presse et aux ONG de traquer des irrégularités. Une étude du Centre for Global Development montre que la publication en ligne des contrats publics peut réduire le surcoût des marchés publics de 10 à 20%.

Par ailleurs, au Gabon, la mise en ligne systématique et vérifiable des marchés publics et des bilans annuels des entreprises publiques réduirait l’espace d’opacité qui nourrit le détournement. Le gouvernement a tenté de rendre public quelques contrats avec des grandes majors, mais semble avoir stoppé la poursuite de cette diffusion pour des raisons inconnues.
Innovation locale et exemples de réussite
L’entrepreneuriat citoyen peut changer les mentalités. À Dakar, des incubateurs et des start-ups sociales ont transformé des quartiers en créant emplois et fierté locale. Des projets similaires au Gabon, notamment les hubs technologiques à Libreville, les programmes d’appui à l’agriculture familiale dans l’Ogooué-Maritime, même modestes, peuvent prouver qu’on peut réussir sans recourir aux réseaux de faveur. Les statistiques montrent que les PME formelles génèrent une part importante des emplois dans les économies africaines : soutenir 10 000 PME créera des dizaines de milliers d’emplois et favorisera une culture du mérite. La Banque pour le Commerce et l’Entrepreneuriat du Gabon (BCEG), qui se présente comme un acteur structurant du financement de proximité, pourrait être la solution. Mais son ambition n’est pas clairement exprimée.
Punir ou éduquer ? La nécessaire combinaison de justice et de transformation culturelle
Dans un Gabon en plein processus de transition politique où des fautes graves sont commises à la pèle, une autre question cruciale demeure : faut-il punir les indélicats ? La réponse n’est pas dichotomique. La justice est indispensable. Sans sanction, l’impunité légitime le pillage et perpétue la culture du détournement. Amartya Sen rappelle que le développement est aussi question de liberté. « Corriger les abus rétablit les libertés économiques et politiques des victimes », insiste-t-elle. Sanctions ciblées, procès transparents, récupération des avoirs et réparations pour les communautés spoliées sont nécessaires pour restaurer la confiance. Mais seule la répression ne suffit pas : il faut des politiques de prévention (salaires publics décents, contrôles indépendants, protection des lanceurs d’alerte) et des mécanismes de réinsertion pour ceux qui ont détourné mais peuvent contribuer positivement après réparation.
Pour cela, il faut rendre la justice visible et exemplaire, à travers des poursuites publiques contre les cas avérés de détournement, avec récupération d’actifs et publication des résultats des enquêtes. La réforme en profondeur des institutions, avec des tribunaux administratifs indépendants, des agences anti-corruption dotées de moyens et de protection politique, la mise en place des signaux d’incitation positifs comme les salaires publics alignés sur des standards, des évaluations publiques de performance, et une démocratie locale renforcée. Enfin, la société civile et la presse doivent être protégées. Car sans acteurs capables d’enquêter et de dénoncer, la conscience collective reste anesthésiée.
Changement de mentalité : une construction collective
Changer la mentalité d’un peuple n’est ni rapide ni miraculeux ; c’est une construction collective qui exige des institutions repensées, une justice visible et une éducation qui outille les esprits. Il faut punir l’impunité pour restaurer la confiance, mais il faut aussi construire des alternatives attractives qui rendent obsolètes les logiques de réseau et de rachat de conscience. L’enjeu est concret : transformer des automatismes en capacités d’agir, des résignations en exigences, des systèmes de prédation en systèmes de partage. Le Gabon peut devenir un modèle si la nation s’arme d’une nouvelle conscience collective, pas par l’humiliation, mais par la dignité retrouvée, l’égalité devant la loi et la mise en valeur des talents. Comme le disait Léopold Sédar Senghor, « La vraie civilisation, c’est celle qui humanise l’homme. » C’est ce Gabon-là qu’il faut bâtir. « Un nouveau Gabon digne d’envie. »
Par Ferdinand DEMBA
Directeur de publication Inside News241