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Camille Lendeme : « Lutte contre la vie chère : on pourrait mieux faire »

le coup de coeur

La question de la vie chère au Gabon est une équation difficile que les différents gouvernements tentent de résorber depuis plusieurs années sans y parvenir. Pour l’expert en douane agréé Cemac (Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale), Camille Lendeme, le cadre juridique gabonais de ces dernières années en la matière est une véritable cacophonie et un frein. Dans cette analyse exclusive, il y propose des pistes de solutions. Lecture. 

I- Contexte et constats :

Les efforts des plus hautes autorités pour réduire le coût de la vie sont une très bonne initiative. Si au départ, l’ordonnancement juridique a été respecté en donnant à la loi son rôle en matière fiscale, aujourd’hui les textes sur « la vie chère »  violent clairement la loi. En effet, des arrêtés agressent régulièrement la loi de finances dès lors que des dispositions qui auraient dû être prises par celle-ci sont prises par des Arrêtés. D’autres de leurs dispositions en sont carrément contraires et les arrêtés se contredisent même parfois entre eux. Toute cette confusion entraîne des situations embarrassantes. A titre d’exemple : 

  • l’arrêté 12/2024 portant suspension des droits et taxes sur certains biens services soumis au plafonnement des prix pour une durée de trois avait été pris, pendant que l’arrêté n°0632/PM  du 18 juillet 2023 fixant la liste des produits alimentaires de première nécessité soumis temporairement au taux global réduit de 5% et au plafonnement des prix était toujours en vigueur ; 
  • l’arrêté 0632 concerne les cotis de porc viandé et semi viandé et exclut donc toutes les cotis de porc non présentés de cette manière, alors que l’arrêté 012/24 concerne tous les cotis de porc ; 
  • l’arrêté 0632 concerne uniquement les rognons d’Amérique du Sud ou d’Asie alors que l’arrêté 012/24 concerne tous les rognons sans distinction d’origine ; 
  • l’arrêté 0632 ne concerne que les poulets d’origine USA et du Brésil, alors que l’arrêté 012/24 concerne tous les poulets sans distinction d’origine ; 
  • l’arrêté 0632 ne concerne que les ailes de poulets 3 phalanges, tandis que l’arrêté 012/24 concerne toutes les ailes de poulets sans distinction.

En effet, il est techniquement difficile de comprendre d’une part pourquoi deux tarifications différentes existeraient-elles au même moment (5% et suspension des droits et taxes) pour les mêmes produits et d’autre part, pourquoi il existerait une différenciation entre des produits lorsque la taxation est à 5% et une harmonisation au moment de suspendre la fiscalité. 

On ne comprend davantage pas pourquoi, alors que la loi de finances pour l’année 2023 autorise les cuisses de poulet sans distinction d’origine, l’arrêté d’application puisse introduire des discriminations d’origine ? Au plan juridique, en raison du parallélisme des formes, un tel changement n’aurait pu être effectué que par une autre loi, l’arrêté ne pouvant que prévoir des modalités pratiques d’application sans créer de nouvelles situations juridiques telles que la différentiation d’origine non prévue par la loi

S’agissant des ailes de dinde, elles ne figuraient pas dans la loi de finances 2023. Comment ont-elles donc été admises au taux réduit de 5% par simple arrêté sans valeur légale, alors qu’il suffisait de modifier leur situation dans un autre texte de loi ? Or, l’impôt est, constitutionnellement, du domaine de la Loi. Pour rappel, le régime du taux réduit à 5% au bénéfice de la vie chère a été institué par la loi n°025/2022 du 30 janvier 2023 déterminant les ressources et les charges de l’État de l’année 2023

Après une période de flottement durant laquelle les importateurs des produits sur la vie chère ont été amenés à sortir leurs marchandises par « bons à enlever provisoires », l’Arrêté n°646/PM du 17 octobre 2024 portant suspension des droits et taxes sur certains produits de grande consommation soumis au plafonnement des prix pour une durée de six (6) mois ramène exactement les mêmes incohérences en ciblant des origines et des marques.

Comme on le constate, l’administration a l’entière responsabilité de cette situation. Malheureusement et dans un tel contexte, c’est encore elle qui engage des poursuites contentieuses contre les opérateurs sur ces questions, sans se soucier de sa propre responsabilité. Pourtant, selon l’article 13 du chapitre 3 du Code de déontologie de la Fonction Publique édictant les règles devant régir les rapports de l’administration avec les usagers, « L’usager ne saurait souffrir des turpitudes de l’administration », d’autant que des contrôles réguliers de la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes s’assurent que les opérateurs respectent bien les prix plafonnés par l’Administration sur la vie chère, accompagnant ainsi l’ambition gouvernementale de réduction des prix au consommateur. 

Avec l’arrivée d’un nouveau Ministre d’Etat, Ministre de l’Economie et des Finances, spécialement chargé de la lutte contre la vie chère, c’est l’occasion de lui soumettre toutes ces incongruités pour que l’ordre soit remis dans un dossier où la volonté politique du Gouvernement est simplement d’aider les consommateurs à trouver des marchandises à des prix abordables. 

II- Piste de solutions :

  1. Harmoniser les textes sur la vie chère et les rendre conformes à l’ordre juridique

En effet, une harmonisation des différents textes s’impose pour prévenir ou contenir fraudes et contestations, voire la détérioration du climat de confiance entre l’administration et les importateurs.

Légalement, la vie chère ne peut être gérée que par la loi de Finances et non par des Arrêtés. Le Parlement doit être saisi de cette question. Deux occasions dans l’année le permettent : loi de finances initiale et loi de finances rectificative. Il doit pouvoir écouter le point de vue des opérateurs et même celui des experts sur la question. 

  1. Eviter des discriminations contraires aux engagements internationaux du Gabon

Là aussi, les textes ne devraient pas sélectionner des origines et des marques pour ne pas donner l’impression de faire de la discrimination commerciale. Et dans quel but ?

Si l’objectif est de parvenir à des prix les moins chers possibles, il y a lieu de ne pas réduire la vie chère à certaines origines, d’autant que même avec les mêmes origines, on ne peut pas garantir que les achats se feraient aux mêmes conditions commerciales. S’agissant des marques, celles non sélectionnées sont objectivement en situation de discrimination, contrairement aux règles de l’Organisation Mondiale du Commerce dont le Gabon est membre depuis sa création. Avant tout, le principe de non-discrimination interdit à un Membre d’opérer une discrimination :

  • entre des produits “similaires” originaires de différents partenaires commerciaux (qui bénéficient alors tous du traitement de la “nation la plus favorisée” ou traitement NPF, article premier du GATT); 
  • et entre ses propres produits et les produits étrangers similaires (qui bénéficient alors tous du “traitement national”, article III du GATT).

De plus, les marchandises venant d’origines non sélectionnés viendraient sur le marché à taux plein et donc avec un prix normalement plus élevé. Que recherche-t-on dans ce cas-là ? A réduire le choix du consommateur en l’obligeant à se reporter sur les produits avantagés ? Le résultat est qu’on crée inutilement des distorsions de concurrence et on prive, sans justification, les consommateurs de produits les moins chers.

S’il s’agit de protéger la population, d’autres techniques existent. Par exemple, après des études transparentes, un pays est parfaitement libre de fixer des normes de qualité ou de conditionnement. Il pourrait d’ailleurs aller jusqu’à des interdictions de produits jugés dangereux pour les populations, mais de manière professionnelle et transparente. On n’a donc pas besoin dans un texte sur la vie chère de sélectionner des origines et des marques en donnant l’impression d’une préférence commerciale discriminatoire, contraires aux textes de l’Organisation Mondiale du Commerce dont le Gabon est membre.

  • Arrêter les contrôles douaniers opérés en violation des textes en vigueur

Dans le cadre de la vie chère, les contrôles douaniers se concentrent justement sur les questions d’origine et de marques et sont directement menés au Cabinet du Directeur Général en contradiction avec les textes qui règlementent les contrôles, notamment l’Arrêté n°0015/MDDEPIP/CAB/DGDDI du 11 mars 2016 portant Règlementation des contrôles douaniers et la note du Ministre de l’Economie n°1486/MEP/CABM/CT-AB  du 7 décembre 2023. De tels contrôles encourent inévitablement la nullité.

  • Associer des experts indépendants aux travaux de la Commission interministérielle sur la lutte contre la vie chère

Dans le but d’améliorer le fonctionnement de la Commission interministérielle sur la vie chère de manière à éviter toutes les anomalies constatées dans la confection des textes y afférents, des experts indépendants pourraient être associés à la réflexion.  Si c’est enfin notre essor vers la félicité, la Vème République pourrait-elle s’accommoder d’autant d’approximations parfaitement évitables ? 

Camille LENDEME

Expert en douane Agréé par la CEMAC

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